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Matthew B. Crawford, Eloge du carburateur, La Découverte
Essai sur le sens et la valeur du travail
Matthew B. Crawford a passé une partie de son enfance dans une communauté, il a été déscolarisé et a travaillé dès 14 ans comme électricien. Il a fait ensuite des études de philosophie puis a cherché un emploi correspondant aux diplômes obtenus. Il a occupé des postes de petite main du travail intellectuel, rédigeant des rapports ou des résumés d'articles selon des consignes bien précises. Finalement il a quitté tout cela pour devenir mécanicien, réparateur de motos anciennes. Il s'appuie sur son expérience personnelle et sur des auteurs philosophiques pour présenter un plaidoyer en faveur du travail manuel de l'artisan opposé ici à des emplois communément jugés plus prestigieux de l'économie mondialisée : consultant en gestion, employé de start up...
Les études technologiques ne sont plus à la mode, on pousse les jeunes à faire des études universitaires avec l'argument que dans l'économie contemporaine cela leur permettra plus facilement de trouver un emploi bien rémunéré. Au contraire, remarque l'auteur, les emplois intellectuels sont plus facilement délocalisables que les manuels. L'architecte peut concevoir ses plans depuis la Chine, on aura toujours besoin de maçons pour construire les bâtiments. De trop nombreux diplômés de l'université ne trouvent pas d'emploi qui corresponde à leur niveau d'étude et finissent par accepter des postes pour lesquels ils sont surqualifiés et sous payés pendant que le plombier gagne mieux sa vie.
Enfants et adolescents étudient et s'amusent sur des ordinateurs, ils n'y sont pas confrontés aux limites que le réel impose. Cela peut leur donner un sentiment de toute puissance ou au contraire générer de la frustration face à des objets qui résistent. L'enseignement technologique, les métiers manuels permettent d'apprendre à accepter cette frustration. Dans l'économie numérisée les choix humains ont souvent été remplacés par ceux d'algorithmes et on prétend que l'intelligence artificielle est plus fiable que l'intuition humaine. Cependant le mécanicien chevronné constate que la pièce défectueuse est loin de se comporter comme la théorie le prévoyait. Dans la vraie vie l'usure est irrégulière et l'expérience humaine nécessaire. Quand le véhicule contemporain, truffé d'électronique embarquée, tombe en panne, le réparateur s'aperçoit que les signaux lumineux sensés indiquer l'origine du problème ne sont parfois d'aucune aide. C'est alors la propre intelligence du technicien qui est utile.
On oppose facilement travail manuel et travail intellectuel. Le bon artisan est au contraire celui qui est capable de réfléchir à ce qu'il fait, de mettre "la pensée en action". Pendant ce temps, dans les grandes entreprises, les employés sont décérébrés par la mise en oeuvre de la "culture d'entreprise". Les salariés sont déstabilisés. Il s'agit, leur dit-on, de lutter contre leurs routines obsolètes. Il s'agit en fait d'obtenir plus d'eux et de les débarrasser de leur sens critique. Je retrouve la même idée dans la série d'Arte "Travail, salaire, profit" dont je visionne au même moment les deux premiers épisodes : les changements permanents dans les entreprises ou la fonction publique ont pour résultat que les salariés les plus anciens ne peuvent plus se prévaloir de leur expérience.
Je trouve tout cela intéressant et plutôt facile d'accès si je ne tiens pas compte des citations de Heidegger, assez incompréhensibles pour moi. C'est un ouvrage qui me donne matière à réflexion.
Quelques bémols cependant :
- entre, à un bout, les emplois de la société post-industrielle et, à l'autre, le travail manuel de l'artisan, il me semble qu'il existe encore quantité de métiers où on peut exercer son intelligence. Ils sont peu évoqués.
- à l'atelier on crée du lien en racontant des blagues de cul et l'apprenti s'intègre à l'équipe de travail en faisant la preuve de son sens de la répartie dans ce domaine. Pas beaucoup de recul sur ce qui nous est présenté comme une saine ambiance virile, opposée au politiquement correct artificiel des grandes entreprises (saine ambiance virile est mon expression : il me semble que si l'apprenti n'est pas un homme hétérosexuel il va avoir un peu plus de mal à s'intégrer).
Tags : Essai
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Commentaires
C'est un titre que j'avais noté il y a un bon moment, mais j'avais peur de sa complexité. Ton commentaire me rassure. En même, je suis d'accord avec toi sur le grand écart qu'il peut y avoir entre le travail manuel évoqué et les métiers de la société post-industrielle. Pour moi aussi, il existe encore beaucoup de métiers où on peut se confronter au réel.
Il me semble qu'il est un peu de parti pris et que du coup il manque parfois de nuance.