• Sandra Kalniete, En escarpins dans les neiges de Sibérie, Editions des Syrtes

    Sandra Kalniete, En escarpins dans les neiges de Sibérie, Editions des Syrtes"Lorsque sa femme quitta l'hôpital, mon père se rendit au soviet du village afin d'obtenir mon certificat de naissance. Ayant rempli les formalités, le commandant lui dit: "Aivars Aleksandrovitch, dorénavant, tous les 15 et 30 du mois, tu dois pointer pour ta fille." Et il poursuivit en riant : "Afin que nous soyons sûrs qu'elle n'a pas quitté le lieu de relégation." Mon père fut frappé de stupeur. Pendant la grossesse, ni lui ni ma mère n'avaient pris conscience de la réalité : dès sa naissance leur enfant était condamné "à la déportation à vie". A pas lourds, mon père retourna à la baraque. Il fustigea la légèreté avec laquelle il s'était laissé bercer par l'illusion d'un bonheur au nom duquel il avait condamné sa fille à vivre en Sibérie. "Charognards ! Pourritures ! Crapules !" hurla mon père intérieurement. De retour chez lui, il jeta un regard noir à ma mère et martela : "Nous n'enfanterons plus d'esclaves !" Je n'ai eu ni frère ni soeur. Deux mois plus tard mourut Staline.

     

     

    Sandra Kalniete est Lettone. Elle est née en 1952 en Sibérie où ses parents purgeaient une peine de relégation. Sa mère avait été déportée en 1941 à l'âge de 14 ans, son père en 1949 à 17 ans. Cette femme a dix ans de plus que moi. Autant dire que c'est une contemporaine. C'est la première chose qui m'a frappée quand j'ai commencé cette lecture : la proximité des événements relatés.

     

     

    A travers l'histoire de la famille Kalnietis c'est aussi une tranche d'histoire de la Lettonie et surtout du peuple letton qui est racontée. Le 17 juin 1940, la Lettonie, indépendante depuis la fin de la première guerre mondiale est envahie par l'armée soviétique puis annexée à l'URSS le 5 août. La répression s'abat alors sur les "ennemis du peuple". Elle culmine en juin 1941 avec l'arrestation de 15 000 personnes dont la mère de l'auteure, Ligita Dreifelde, et ses parents. Les rafles donnent l'impression de ne pas être menées de façon très rigoureuse : la famille compte aussi trois grands fils mais comme ils ne sont pas à la maison au moment où la tchéka débarque, ils sont épargnés. Ils quittent le pays pour l'Ouest durant la guerre et Ligita ne reverra ses frères que 47 ans plus tard. Le père de Ligita est envoyé au goulag où il meurt peu après, mère et fille assignées à résidence en Sibérie où la mère finira ses jours.

     

     

    En juin 1941, c'est au tour de l'URSS d'être envahie par l'Allemagne. Dorénavant la Lettonie est fondue dans l'Ostland avec l'Estonie et la Lituanie. La roue tourne encore avec la défaite nazie et les Etats baltes se retrouvent à nouveau sous la domination soviétique. Le père de l'auteure, Aivars Kalnietis, est déporté à son tour avec sa mère en mars 1949. Un petit frère de 12 ans reste seul au pays, le père ayant été condamné au goulag en 1945. Aivars et Ligita se sont rencontrés à Togour en Sibérie. En 1957 la famille a eu l'autorisation de rentrer en Lettonie.

     

     

    Sandra Kalniete montre bien les différences de conditions de vie qu'ont affrontées les deux générations de déportés. En 1941 on est en pleine guerre mondiale, l'existence est on ne peut plus précaire, la famine récurrente, il s'agit de survivre. En 1949 ce n'est pas vraiment des vacances non plus mais le risque de mourir de faim s'est éloigné. Après la mort de Staline la famille profite d'un confort relatif : Aivars et Ligita ont construit une maison de leurs mains, lui est un ouvrier qualifié qui gagne correctement sa vie et elle reçoit des colis de ses frères installés au Canada.

     

     

    Ce qui me touche aussi dans cette histoire terrible, c'est la séparation des familles. L'auteure a finement analysé les dégâts psychologiques que ces traumatismes ont causé sur ses proches.

    Les souffrances endurées par cette famille ont également entraîné un attachement très fort à la culture nationale, accompagné du rejet de tout ce qui est "russe". Il s'agit de survivre en tant que peuple et on voit la mère d'Aivars s'inquiéter de ce que son fils puisse épouser une fille du kolkhoze : "Je préfèrerais le voir mort", disait grand-mère en terminant son histoire. Je n'étais qu'une enfant, mais en contemplant les visages en forme de galette des deux étrangères, je devinais ce que grand-mère avait du ressentir à l'époque."

    Il me semble que cet attachement à son peuple conduit l'auteure à passer rapidement sur la période d'occupation de la Lettonie par l'Allemagne et à minimiser la responsabilité de Lettons dans des violences antisémites (ces faits sont néanmoins évoqués).

     

     

    Pour écrire ce livre, Sandra Kalniete s'est appuyée sur les souvenirs de ses parents et d'autres déportés et sur les archives familiales. Avec l'ouverture des archives soviétiques après 1991, elle a pu aussi consulter les dossiers des membres de sa famille. C'est un vrai travail d'historienne qu'elle a mené et à ce titre il me semble que son ouvrage est une bonne source d'information. J'en ai apprécié la lecture.

    Les Etats baltes font partie des "terres de sang", des territoires qui ont particulièrement souffert pendant et après la seconde guerre mondiale.

     

    L'avis de Dominique.

     


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  • Commentaires

    1
    Samedi 9 Septembre 2017 à 21:49

    Cela fait un moment que je m'étais promis de venir lire ta chronique sur ce livre ; c'est désormais chose faite et je t'en remercie. Quel témoignage fort de celle qui deviendra plus tard ministre dans le gouvernement estonien. Un livre à lire absolument, je trouve ! 

      • Dimanche 10 Septembre 2017 à 10:59

        Oui, un témoignage très fort.

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